SFCO

Revue de littérature - Juin 2023

Adhésion des chirurgiens-dentistes aux recommandations sur la prophylaxie de l’endocardite infectieuse chez les patients présentant des pathologies cardiaques à haut risque : une revue systématique

Diz Dios P et al. World Workshop on Oral Medicine VIII: Dentists’ compliance with infective endocarditis prophylaxis guidelines for patients with high-risk cardiac conditions: a systematic review. Oral Surg Oral Med Oral Pathol Oral Radiol 2023;135:757-771; https://doi.org/10.1016/j.oooo.2022.12.017

Introduction : L’endocardite infectieuse (EI) est une maladie potentiellement mortelle causée par divers microorganismes pathogènes, principalement des bactéries, qui pénètrent dans la circulation sanguine et colonisent les valves cardiaques natives ou prothétiques, les dispositifs intracardiaques ou, exceptionnellement, d’autres tissus cardiaques. L’EI est associée à une morbidité importante (40 à 50 % des patients nécessitant une chirurgie valvulaire) et à une mortalité d’environ 20 à 25 % pendant la première année. Les actes invasifs bucco-dentaires sont responsables d’une bactériémie à Streptococcus viridans et représentent une cause importante d’EI. De nombreuses sociétés savantes ont proposé des recommandations sur la antibioprophylaxie (AB) pour la prévention de l’EI mais elles sont contradictoires pour plusieurs raisons : développement de la résistance aux antibiotiques, effets indésirables des médicaments, rapport coût-efficacité. En outre, au cours des 20 dernières années dans les pays industrialisés, les Staphylococcus spp. sont devenus les germes prédominants dans l’étiologie de l’EI. L’existence d’une bactériémie secondaire aux activités de la vie quotidienne (mastication, brossage dentaire…), plus importante que celle induite par des gestes bucco-dentaires invasifs, le grand nombre de patients à traiter et l’absence d’essais contrôlés randomisés démontrant l’efficacité de l’AP ont contribué à la controverse autour de l’utilisation de l’AP dans la prévention de l’EI.

Les changements dans l’épidémiologie de la maladie, la diminution du nombre de cas d’étiologie streptococcique et l’augmentation du nombre de cas affectant des structures cardiaques normales ont conduit à une réduction progressive de l’indication de l’AP pour la prévention de l’EI. En 2006, la BSAC (British Society for Antimicrobial Chemotherapy) a recommandé l’AP uniquement chez les personnes à haut risque d’EI. L’AHA (American Heart Association) et l’ESC (European Society of Cardiology) ont ensuite adopté la même position dans leurs recommandations. La version la plus extrême a été publiée en 2008 par le NICE (National Institute for Health and Clinical Excellence) du Royaume-Uni, qui a recommandé l’arrêt complet de l’AP avant les interventions bucco-dentaires chez les patients à risque d’EI. Depuis la publication de ces recommandations limitant les indications de l’AP, plusieurs auteurs ont rapporté des résultats discordants, s’opposant aux directives du NICE ou suggérant que les indications de l’AP devraient être étendues aux patients souffrant de pathologies cardiaques qui ne faisaient jusque-là l’objet d’une AP. En outre, les données compilées d’incidence de l’EI au cours des deux dernières décennies révèlent une augmentation globale, bien qu’hétérogène, avec une hausse substantielle en Europe et une incidence stable en Amérique du Nord, ce qui réalimente le débat sur l’AP.

Etant donné ces controverses, il est important d’évaluer le niveau de mise en œuvre par les chirurgiens-dentistes des recommandations existantes. L’objectif de ce travail était de réaliser une revue systématique des études publiées sur la connaissance et l’adhésion des chirurgiens-dentistes aux recommandations de prophylaxie de l’EI chez les patients à haut risque d’EI.

Méthodes : Une revue systématique de la littérature a été réalisée dans le cadre du World Workshop on Oral Medicine par des experts du domaine, mondialement reconnus (cardiologues, épidémiologistes, dentistes et chirurgiens oraux et maxillo-faciaux). Les bases de données électroniques MEDLINE/PubMed, Scopus, Web of Science, Cochrane Library, Proquest, Embase, Dentistry et Oral Sciences Source, ont été interrogées à l’aide de mots clés, selon la méthodologie PRISMA (Preferred reporting items for systematic reviews et des métaanalyses), jusqu’au 30 avril 2022. En complément, une recherche manuelle a été effectuée à partir des références bibliographiques des études sélectionnées. Ont été incluses les études évaluant la connaissance, la sensibilisation, la compréhension, l’expérience et l’adhésion des dentistes dans le domaine de la prévention de l’EI, études basées sur des questionnaires, des enquêtes ou des entretiens. Le terme « conformité » a été utilisé lorsque les dentistes déclaraient suivre correctement et régulièrement les recommandations et celui d’« adhésion » quand le respect des recommandations était jugé effectif par les enquêteurs en fonction des réponses à des questions précises. Les personnes interrogées étaient des dentistes généralistes et spécialistes exerçant en secteur privé ou public, ainsi que dans des établissements d’enseignement. Les études portant sur les étudiants en dentisterie, les assistantes dentaires, les hygiénistes dentaires, d’autres professionnels (tels que les médecins de premier recours), les patients et/ou leurs représentants ont été exclues. Les recommandations relatives à l’AP ayant subi d’importantes modifications depuis 2006, seuls les articles publiés après 2007 ont été inclus. En outre, seules les études menées à l’échelle d’un pays ont été sélectionnées. Aucune restriction n’a été appliquée quant au nombre de participants ou au taux de réponse. Les informations suivantes ont été extraites de chaque étude : auteurs; pays; année de publication; nombre et qualification des participants; mode de distribution de l’enquête; nombre de répondants et taux de réponse; pourcentage de dentistes qui ont déclaré connaître, respecter ou adhérer aux recommandations sur la prophylaxie de l’EI; et pourcentage de dentistes demandant conseil aux médecins avant d’entreprendre les soins. L'”adhésion estimée” était évaluée à l’échelle de chaque étude après analyse des réponses à des questions concernant les affections cardiaques à risque, les procédures dentaires à risque et les prescriptions d’AP et correspondait au pourcentage de dentistes interrogés qui respectaient réellement les recommandations. La perception et la mise en œuvre des recommandations par les dentistes interrogés ont été évaluées en termes de connaissance/sensibilisation et de conformité/respect/adhésion. La qualité des études a été évaluée en utilisant la grille Risk of Bias Instrument for Cross-Sectional Surveys of Attitudes and Practices, mise au point par le groupe CLARITY de l’université McMaster (Hamilton, Canada).

Résultats : Sur les 2907 articles sélectionnés, 28 publications ont été retenues. Elles fournissaient des informations issues de 30 études menées dans 20 pays en Europe, Amérique du Nord et du Sud, Asie, Afrique et Océanie. Les participants étaient principalement des dentistes omnipraticiens, représentant 100% de l’ensemble des répondants dans sept études, et des spécialistes dans quatre études (dentistes pédiatriques dans trois études et chirurgiens oraux et maxillo-faciaux dans une étude). La méthode de diffusion de l’enquête la plus fréquemment utilisée était le courrier électronique (15 études), suivie du courrier postal (6 études). Le taux de réponse était de 31,3 ± 25% (médiane=21%, intervalle=1,3%-73%). Les recommandations les plus fréquemment évaluées étaient celles de 2007 de l’AHA (23 études), suivies de celles de 2008 du NICE (9 études). Quelques études évaluaient des recommandations nationales (en France, au Japon…).

Connaissance/sensibilisation : Dans les 5 études qui se sont intéressées aux connaissances, 70,9 ± 17,3% des dentistes (médiane=76,3%, intervalle=52,2%-90%) déclaraient connaître les recommandations d’AP pour la prévention de l’EI. Concernant la sensibilisation des dentistes à la restriction des indications d’AP elle était de 84,6 ± 18,9% (médiane=93%, intervalle=58%-98%).

Conformité/respect/adhésion : La conformité des chirurgiens-dentistes aux recommandations a été évaluée dans 10 études avec une moyenne de 23,9 ± 25,7 (médiane=19,9%, intervalle=0,9%-91,3%). La conformité aux recommandations de l’AHA, examinée dans 7 études, était de 36,9 ± 23,3% (médiane=24,3%, intervalle=16,6%-75%). Le respect des recommandations du NICE, évalué dans 5 études, atteignait une moyenne de 9,6 ± 17,7% (médiane=2,5%, intervalle=1%-37%). L’adhésion aux recommandations restreintes d’AP (estimée dans 6 études) était de 37,2 ± 23,3% (médiane=28,3%, intervalle=3,3%-87%), avec un taux environ 4 fois plus élevé pour les recommandations de l’AHA par rapport à celles du NICE.

Parmi les études évaluant le respect des recommandations nationales figurait l’étude de Cloitre et al., menée en France en 2018 auprès des dentistes généralistes ; 58,9% des participants s’autoévaluaient comme ayant une bonne connaissance des recommandations de l’Agence Nationale Française pour la Sécurité des Médicaments (ANSM) mais seulement 34,5% les respectaient ; l’adhésion estimée n’était que de 9,4% ; 90,6% des praticiens sur-prescrivaient une AP (par exemple 69,6% pour un prolapsus valvulaire mitral), mais seulement 22,5% réalisaient une AP correcte avec 2g d’amoxicilline, 1 heure avant le geste invasif.

Adhésion estimée au niveau mondial : L’adhésion globale des dentistes aux recommandations de l’AHA de 2007 a été estimée dans 16 études (médiane≤32,6%), avec des grandes disparités géographiques (≤13% en Afrique du Sud; ≤57% aux Etats-Unis; ≤64% en Israël). L’adhésion aux recommandations du NICE était ≤42,5% en Jordanie et ≤62% au Royaume-Uni et aux celles de l’ESC ≤11,9% en Turquie et ≤59% en Pologne.

Conseil médical : Quatorze études ont évalué si les dentistes demandaient conseil avant la prise en charge des patients à risque cardiaque : 58,1 ± 27,2% (médiane=60%, intervalle=44%-79,4%) d’entre eux demandaient conseil à un médecin et 54,3 ± 31,7% (médiane=56,6%, intervalle=39,7%-68,2%) à un cardiologue; des fortes disparités géographiques ont été à nouveau observées.

Qualité des études incluses : Elle était médiocre en raison de l’absence d’outils d’évaluation standardisés, de faibles taux de réponse et d’un manque de validation et/ou de fiabilité des questionnaires.

Conclusion : Au niveau mondial, environ 75% des dentistes interrogés ont déclaré être au courant des recommandations sur l’AP pour la prévention de l’EI, mais seulement 25% les respectaient, avec des différences géographiques notables. Ces résultats pourraient s’expliquer par des obstacles liés au contexte socio-politique, au système de gestion de la santé et à la diversité culturelle, qui doivent tous être pris en compte lors de la diffusion des recommandations, et de la sensibilisation et de la formation des praticiens. Globalement, l’adhésion des dentistes aux recommandations de l’AHA était 4 fois plus élevée que celle aux recommandations du NICE confirmant ainsi la tendance généralisée des praticiens à continuer d’administrer une AP aux patients à risque d’EI.

Commentaire : Dans le contexte de la réactualisation des recommandations françaises sur la prise en charge bucco-dentaire des patients à haut risque d’EI qui est attendue pour fin 2023, cette revue de la littérature montre que tout changement des recommandations de bonne pratique doit s’accompagner de la sensibilisation et la formation des chirurgiens-dentistes afin d’assurer leur application effective dans la pratique courante pour une prise en charge optimale des patients.