Gestion des patients atteints de maladies inflammatoires chroniques ou auto-immunes sous traitements immunosuppresseurs : une enquête des pratiques des chirurgiens-dentistes français
Management of dental care of patients on immunosuppressive drugs for chronic immune‑related inflammatory diseases: a survey of French dentists’ practices
Bourgoin A et al. BMC Oral Health (2023) 23:545
https://doi.org/10.1186/s12903-023-03258-7
Contexte
La fréquence des maladies inflammatoires chroniques ou auto-immunes (MICA) varie considérablement d’une population à l’autre, avec une prévalence dans la société occidentale estimée entre 5 et 7 %. Le développement de thérapies biologiques efficaces au cours des dernières décennies a considérablement amélioré l’évolution clinique de ces maladies et de nouvelles molécules apparaissent régulièrement. Il est donc important que les chirurgiens-dentistes puissent se référer à des recommandations professionnelles lorsqu’ils réalisent des soins bucco-dentaires chez ces patients. Cependant, à ce jour, il n’existe pas de recommandations transdisciplinaires sur la gestion des procédures bucco-dentaires invasives chez les patients atteints de MICA, sous biothérapies et immunosuppresseurs. En France, trois sociétés scientifiques ont proposé des recommandations : la Société Française de Chirurgie Orale (SFCO), le Club des Rhumatismes Inflammatoires Chroniques (CRI), qui fait partie de la Société Française de Rhumatologie, et l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM). Ils s’accordent sur la nécessité d’éliminer les foyers infectieux et de traiter les lésions carieuses et parodontales avant la mise en place d’un traitement immunosuppresseur. Le défi consiste à gérer le risque infectieux lors de soins bucco-dentaires invasifs une fois que le traitement a démarré. A ce sujet, les recommandations des trois sociétés savantes s’appuient sur des articles avec un faible niveau de preuve, ne sont pas basées sur des données odontologiques, ne fournissent pas de recommandations détaillées selon le type d’acte bucco-dentaire, et n’ont pas été mises à jour depuis plus de 10 ans (ANSM et SFCO). Cette situation est source de confusion pour les praticiens et montre la nécessité de mener des études en vie réelle.
L’objectif de cette étude était d’évaluer, par le biais d’une enquête nationale, les pratiques et les connaissances des chirurgiens-dentistes concernant les soins bucco-dentaires invasifs chez les patients atteints de MICA, sous traitements conventionnels (corticostéroïdes (CSs) ou cDMARDs : conventional Disease-Modifying Anti-Rheumatic Drugs) ou thérapies biologiques ciblées (bDMARDs).
Méthodes
Une enquête transversale a été menée en France entre septembre et décembre 2020 auprès des membres de plusieurs sociétés scientifiques odontologiques.
Population de l’étude
Les membres de la Société Française de Chirurgie Orale (SFCO), de la Société Française de Parodontologie et d’Implantologie Orale (SFPIO), de la Société Française d’Odontologie Pédiatrique (SFOP), de la Société Française d’Endodontie (SFE) et des Collèges Nationaux d’Enseignants en chirurgie orale (CNECO), en parodontologie (CNEP), en odontologie pédiatrique (CNEOP) et en odontologie restauratrice et endodontie (CNEOC) ont été invités par courrier électronique à participer à une enquête en ligne. Les praticiens déclarant une activité limitée à un domaine de spécialisation (chirurgie orale, parodontologie, implantologie orale…) ont été considérés comme des spécialistes. De nombreux chirurgiens-dentistes étant membres à la fois des collèges des enseignants et des sociétés scientifiques, il n’a pas été possible d’évaluer avec précision le nombre de praticiens sollicités pour l’enquête. Selon le nombre de membres déclarés en 2020 par les différentes sociétés et collèges, il a été estimé qu’environ 2200 dentistes (omnipraticiens et spécialistes) ont été invités à participer à l’enquête.
Collecte des données
Un questionnaire semi-structuré a été élaboré dans le cadre d’une collaboration multidisciplinaire entre des chirurgiens oraux, parodontologistes, rhumatologues et gastro-entérologues.
Le questionnaire était divisé en cinq sections :
- Profil du praticien : sexe, année d’obtention du diplôme, type d’établissement d’exercice et type d’exercice (généraliste ou spécialiste, avec choix du domaine de spécialisation), diplôme le plus élevé obtenu et expérience avec des patients atteints de MICA (nombre de patients traités par mois, par type de MICA (rhumatismales, intestinales…), traitement de fond du patient, motif de consultation)
- Connaissances/formation du participant concernant les soins bucco-dentaires chez les patients sous bDMARDs : oui/non, source d’information, risques attendus après des procédures invasives
- Gestion des soins chez les patients sous bDMARDs : nature des actes invasifs pratiqués, gestion du traitement médical, tests biologiques prescrits en préopératoire, prescription d’antiseptiques et d’antibiotiques, complications post-opératoires (type et en lien avec quel acte)
4 et 5. Idem que 2 et 3 mais chez les patients sous cDMARDs/CSs.
Les principaux noms commerciaux des bDMARDs (anti-TNFα, anti-IL-1β, anti-IL-6…) ont été listés.
Résultats
Population de l’étude
Parmi les 2200 chirurgiens-dentistes sollicités pour participer à l’enquête, 246 praticiens ont répondu (taux de participation 11,2%), mais seulement 46,75% d’entre eux ont rempli complètement le questionnaire. Près de la moitié des spécialistes pratiquaient la chirurgie orale et l’implantologie. La majorité des chirurgiens-dentistes (79,13%) étaient installés dans des régions de la France autres que la région parisienne.
Expérience des participants dans la prise en charge bucco-dentaires des MICA
La majorité des praticiens déclaraient avoir pris en charge des patients atteints de maladies rhumatismales (91,3%) ou de maladies intestinales (87,83%). Quelle que soit la maladie, le nombre moyen de patients soignés était inférieur à 2 par mois. Les patients étaient principalement traités par des anti-TNF, corticostéroïdes ou méthotrexate.
Les actes bucco-dentaires les plus fréquents étaient les avulsions dentaires (>84%) et le détartrage/le surfaçage radiculaire (>72%). Les spécialistes pratiquaient des procédures plus invasives et plus complexes (ex : chirurgie pré-implantaire, parodontale ou osseuse), tandis que les omnipraticiens réalisaient principalement des soins conservateurs (traitements de la pulpe dentaire et soins parodontaux non-chirurgicaux) (p<0,05).
Formation et connaissance des recommandations
Les spécialistes déclaraient plus souvent que les omnipraticiens avoir été formés et avoir des connaissances sur la prise en charge des patients sous bDMARDs ou cDMARDs/CSs (p<0,05). Leurs principales sources d’information étaient les congrès, les articles et les sociétés scientifiques (SFCO pour >79,31% d’entre eux). Ils connaissaient mieux les recommandations professionnelles, notamment sur les bDMARDs. La grande majorité des praticiens n’ayant reçu aucune formation ou information sur le sujet ont exprimé leur volonté d’en acquérir (>97,87%).
Gestion des soins bucco-dentaires invasifs
Les principaux risques que les praticiens craignait étaient les infections (>98,13%) et les retards de cicatrisation (>84,11%). La plupart d’entre eux ne prescrivaient pas d’examens biologiques avant de pratiquer des actes invasifs (>71,84%) mais envisageaient un arrêt péri-opératoire du traitement de fond en concertation avec le médecin prescripteur (>76,7%). Des antiseptiques locaux et une antibiothérapie prophylactique était prescrits quasi-systématiquement jusqu’à la cicatrisation muqueuse.
Complications post-opératoires après soins bucco-dentaires invasifs
La plupart des praticiens (>80%) n’ont signalé aucune complication post-opératoire après des procédures invasives. Par rapport aux omnipraticiens, ces complications étaient signalées plus fréquemment par les spécialistes (p<0,05), notamment après des avulsions ou des chirurgies à lambeau muco-périosté avec ostéotomie/résection osseuse, dans un contexte de poursuite des bDMARDs (p=0,04) ou des cDMARDs/CSs (p=0,02). Ces complications étaient principalement des retards de cicatrisation (p=0,01) ou des alvéolites sèches (p=0,05).
Discussion
La plupart des participants ont déclaré avoir de l’expérience dans la prise en charge des patients atteints de maladies inflammatoires chroniques rhumatismales ou intestinales et moins des patients ayant des vascularites, ce qui concorde avec la prévalence de ces maladies. Ils ont également déclaré connaître les recommandations professionnelles. Dans l’ensemble, les complications ont été plus fréquemment rapportées par les spécialistes. Cela peut s’expliquer par : (i) le fait qu’ils sont plus souvent amenés à traiter les patients avec les formes les plus sévères de la maladie chez lesquels la poursuite du traitement de fond est nécessaire ; (ii) le fait qu’ils réalisent plus souvent des procédures chirurgicales complexes (lambeaux, résections osseuses…). Aucune complication n’a été signalée après des gestes parodontaux (détartrage/surfaçage), régulièrement effectués lors du suivi annuel des patients immunodéprimés.
En ce qui concerne la gestion du risque infectieux, la plupart des praticiens ont appliqué les recommandations de bonne pratique en prescrivant des antiseptiques et des antibiotiques jusqu’à la cicatrisation de la muqueuse. Malgré ces précautions, des complications infectieuses et des retards de cicatrisation ont été observés lorsque la procédure était invasive et étendue, dans un contexte de poursuite du traitement immunosuppresseur.
Les recommandations conjointes du Collège Américain de Rhumatologie et de l’Association Américaine des Chirurgiens de la hanche et du genou pour la prise en charge péri-opératoire des patients atteints de rhumatismes inflammatoires chroniques en chirurgie orthopédique concluent que : (1) les cDMARDs doivent être poursuivis et (2) que les bDMARDs doivent être temporairement suspendus (durée variable en fonction de la molécule). Il n’existe pas de données dans la littérature sur le risque infectieux post-opératoire en chirurgie orale ou le risque de flare-up de la maladie chronique.
Une des limites de l’enquête est la représentativité de la population d’étude par rapport à la population de chirurgiens-dentistes français, avec une surreprésentation des spécialistes, qui peut s’expliquer par un biais de recrutement dû (i) au mode de diffusion de l’enquête (SFCO, SFPIO, Collèges…), (ii) à un intérêt particulier de certains praticiens pour le sujet de l’enquête, et (iii) à une meilleure adhésion des spécialistes aux études scientifiques. Le taux de participation (11,2%) est faible mais reste comparable aux taux rapportés dans d’autres enquêtes de pratiques professionnelles. Une autre limite de l’étude est l’utilisation d’un questionnaire auto-administré qui peut être associée à divers biais. Les biais de mesure ont été limités en faisant tester le questionnaire -avant la distribution large- par un panel de praticiens afin d’améliorer la formulation des questions. Les biais de mémoire ne peuvent pas être exclus. Une différence significative entre les pourcentages de praticiens qui ne connaissaient pas les noms des bDMARDs par rapport aux noms des cDMARDs/CSs a été observée. Cela peut s’expliquer par le fait que les dentistes sont plus familiers avec les immunosuppresseurs conventionnels, qui sont plus largement prescrits et depuis plus longtemps que les bDMARDs.
Conclusion
Cette enquête nationale a montré que la plupart des chirurgiens-dentistes français pratiquent un large éventail de procédures bucco-dentaires chez les patients sous immunosuppresseurs. En raison de leur formation et de leur expertise, les spécialistes en chirurgie orale réalisent davantage des interventions complexes et déclarent plus de complications post-opératoires, notamment lorsque le traitement immunosuppresseur est poursuivi.
Cependant, des recommandations professionnelles adaptées à la chirurgie orale, basées sur des données de la vie réelle, sont nécessaires pour standardiser la prise en charge des patients sous immunosuppresseurs.