Connaissances, attitudes et pratiques des chirurgiens-dentistes en France au sujet de la détection du cancer oral : résultats d’une enquête nationale
Boussouni S, Sylvain G, Babajko S, Radoi L, Taihi I. French Dentists’ knowledge, attitudes and practices toward oral cancer detection: A national survey. J Stomatol Oral Maxillofac Surg. 2024 Sep 18:102072. doi: 10.1016/j.jormas.2024.102072. Epub ahead of print. PMID: 39304067.
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/39304067/
Contexte
Avec 6 577 nouveaux cas et environ 1 665 décès chaque année, la France est classée sixième parmi les pays européens avec les taux d’incidence de cancer oral les plus élevés. Les chirurgiens-dentistes (CD) jouent un rôle essentiel dans la détection des lésions suspectes de malignité (LSM) lors de l’examen de la muqueuse buccale, étape cruciale pour le diagnostic précoce des cancers oraux. Malgré les progrès récents des traitements anticancéreux améliorant la prise en charge des cancers oraux, leur pronostic reste sombre du fait d’un diagnostic souvent tardif, à des stades avancés. Cette étude nationale avait comme objectif d’évaluer les connaissances, les attitudes et les pratiques des CD français vis-à-vis de la détection des LSM et de mettre en évidence des barrières à la réalisation de l’examen systématique des muqueuses buccales et des biopsies.
Matériel et méthodes
Unr enquête transversale a été conduite entre juillet et octobre 2018. Les données ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire composé de 18 questions, et divisé en quatre sections : la première partie comprenait des données sociodémographiques telles que le type de pratique professionnelle, le lieu d’exercice, le lieu d’obtention du diplôme, la durée depuis l’obtention du diplôme et le nombre de patients traités par semaine ; la deuxième partie concernait l’approche diagnostique des LSM de la muqueuse buccale, les facteurs qui influencent l’examen systématique de la muqueuse buccale et le nombre de LSM diagnostiquées ; la troisième partie traitait de l’approche thérapeutique des LSM et la dernière partie comportait des questions sur la formation en matière de détection et de traitement du cancer oral. Le questionnaire était anonyme et auto-administré. L’invitation à participer à l’enquête a été largement diffusée en utilisant les principaux réseaux de dentistes sur Facebook (« French Kiss » et « Dentistes de France », regroupant respectivement 14 400 et 28 600 membres).
Une analyse univariée a permis de comparer deux groupes de praticiens : ceux qui n’effectuaient pas systématiquement un examen méthodique de la muqueuse buccale (groupe A) et ceux qui l’effectuaient systématiquement ou presque systématiquement (groupe B). Des tests du chi-2 ou exacts de Fischer ont été utilisés pour comparer les groupes A et B quant aux différents paramètres relatifs aux praticiens, à leur pratique, à la prise en charge des lésions buccales et à la formation. Les facteurs associés à l’examen méthodique systématique de la muqueuse buccale avec un p < 0,10 dans l’analyse univariée ont été retenus pour l’analyse multivariée. Des modèles de régression logistique multivariés ont été utilisés pour estimer les odds ratios (OR) et leurs intervalles de confiance à 95% (IC 95%) relatifs à l’examen méthodique systématique des muqueuses buccales.
Principaux résultats
676 CD ont participé à cette enquête, dont 92,8 % étaient omnipraticiens et environ 6% chirurgiens oraux ou parodontistes ; 83,9 % exerçaient en cabinet de ville et 49,1 % avaient moins de 5 ans d’expérience professionnelle. Parmi les répondants, 54,6 % ne réalisaient pas d’examen méthodique de la muqueuse buccale de manière systématique (groupe A), tandis que 45,4 % pratiquaient cet examen systématiquement ou quasi-systématiquement (groupe B). Le groupe A comportait plus de CD omnipraticiens, tandis que le groupe B comptait davantage de praticiens spécialistes, à exercice hospitalier et plus expérimentés (>15 ans d’exercice). Les facteurs qui incitaient les praticiens à réaliser un examen méthodique de la muqueuse buccale étaient les symptômes rapportés par les patients (78,1 % groupe A vs. 54,1 % groupe B, p<0,001) et la présence d’une lésion buccale bien visible (78,6 % groupe A vs. 66,4 % groupe B, p<0,001), facteurs plus fréquents dans le groupe A. À l’inverse, des éléments tels que l’âge du patient (27,4 % groupe B vs. 16,8 % groupe A, p<0,01) et la consommation d’alcool et de tabac (72,3 % groupe B vs. 64,5 % groupe A, p=0,03) motivaient davantage le groupe B pour examiner les muqueuses. Les barrières à la réalisation de l’examen systématique incluaient un manque de formation et de compétences, rapporté par 36 % des CD du groupe A contre 13,7 % du groupe B (p<0,001), ainsi qu’un manque de temps (17,3 % groupe A vs. 9,4 % groupe B, p=0,03).
En termes de gestion des LSM, 81,8 % les participants orientaient les patients vers des spécialistes, et seuls 10,4 % réalisaient eux-mêmes la biopsie. Les freins à la réalisation de la biopsie étaient le manque de compétences (73,7%), le manque de connaissances (46, 5%) et la peur de devoir annoncer un cancer (27,2%). Concernant la prise en charge des LSM, 22,8% des CD omnipraticiens et 34,5% des spécialistes déclaraient en avoir réalisé 3 ou plus dans l’année (p=0,001). Parmi les participants, 58,9% déclaraient que leur formation initiale était insuffisante pour la gestion des LSM (64,8% dans le groupe A vs. 51,8% dans le groupe B, p=0,001).
L’analyse multivariée a révélé que les facteurs associés significativement à la réalisation d’un examen systématique de la muqueuse buccale étaient : l’exercice en milieu hospitalier (OR=1,65 ; IC 95% = 1,01-2,69), l’expérience professionnels >15 ans (OR=1,94 ; IC 95% = 1,18-3,18) et le nombre de LSM ≥3 traitées dans l’année (OR=2,33 ; IC 95% = 1,35-4,00). À l’inverse, le manque de formation était fortement associé à un examen non systématique (OR=0,32 ; IC 95% = 0,20-0,51).
Discussion
Cette étude souligne un manque important dans la pratique de l’examen systématique de la muqueuse buccale par les CD en France, bien que ces derniers soient en première ligne pour la détection des cancers oraux. Avec 58,9 % des répondants jugeant leur formation initiale insuffisante et 95,7 % exprimant le besoin d’un guide pratique de prise en charge des LSM, des formations obligatoires au dépistage des LSM pourraient améliorer considérablement le taux de détection précoce, élément déterminant pour améliorer le pronostic des patients.
Le nombre de CD interrogés dans le cadre de cette étude est l’un des plus importants parmi les études de ce type réalisées dans d’autres pays. Les participants à l’enquête étaient majoritairement des dentistes omnipraticiens, ce qui semble corroborer les données des statistiques démographiques en France. En effet, parmi les 42 031 chirurgiens-dentistes inscrits à l’Ordre National des Chirurgiens-dentistes en 2021, recensés par le Répertoire Partagé des Professionnels de Santé (RPPS), l’odontologie générale est très largement représentée (94 %) et seuls 0,5 % des praticiens sont spécialisés en chirurgie orale. En revanche, les CD interrogés étaient plus jeunes (80,3 % exerçaient depuis moins de 15 ans) que la moyenne des CD français (âge moyen = 46 ans, seuls 32 % de moins de 40 ans). Cela peut s’expliquer par le mode de diffusion du questionnaire, les jeunes CD étant plus connectés via les médias sociaux que les CD plus âgés. Cette population plus jeune, dont la formation est plus récente, et donc plus au fait des données scientifiques actuelles, pourrait avoir moins de lacunes sur les pathologies de la muqueuse buccale que le CD plus âgés. Cela aurait pu biaiser les résultats de cette étude et entrainer une sous-estimation de l’insuffisance de l’examen systématique des muqueuses.
Même si la réalisation systématique d’un examen méthodique de la muqueuse buccale est simple et rapide, certaines barrières à sa réalisation ont été mentionnées par les CD français interrogés : manque de temps et de compétences, ou peur d’annoncer un cancer, puisque un tiers des chirurgiens-dentistes de cette enquête ont déclaré ne pas réaliser de biopsies pour cette raison. Par ailleurs, seuls 10 % des CD interrogés ont réalisé eux-mêmes une biopsie lorsqu’ils ont observé une LSM, les principaux obstacles étant le manque de connaissances pour la moitié et le manque de compétences pour deux tiers d’entre eux. Cette procédure, très simple, pourrait pourtant améliorer la détection des lésions cancéreuses orales pré-malignes et malignes dans les déserts médicaux et éviter un retard de diagnostic.
Outre la composition de la population d’étude, une autre limite de l’enquête est l’utilisation d’un questionnaire auto-administré qui peut être moins bien renseigné que lors d’entretiens en face-à-face. De plus, il n’est pas possible de vérifier si les réponses correspondent à la pratique quotidienne des participants. Néanmoins, le questionnaire étant anonyme, la crainte d’être jugé a pu être moindre et les informations sont probablement proches de la réalité.
Conclusion
Pour améliorer les connaissances et les compétences des CD dans la lutte contre le cancer oral, une campagne nationale, conçue en collaboration avec d’autres spécialités médicales concernées par cette pathologie, semble nécessaire. De même, le renforcement des enseignements de la formation initiale pourrait former davantage les futurs professionnels à l’examen systématique des muqueuses buccales et à la pratique de la biopsie.